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Visite nocturne

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 edith de cornulier luciniere, visite nocturne, licorne

Où va l’enfance quand un adolescent grandit et devient un adulte ? Quand il dit à son miroir, en le regardant dans les yeux : va-t’en, enfant, désormais je suis un adulte. Sait-on où le pauvre petit trouve refuge ?

Grâce aux licornes, qui chevauchent des millions de nuages pour venir les chercher, tous ces enfants vont vivre sur une île perdue. Gracieuses comme de petits chevaux, les licornes ont une corne sur le front ; certaines ont des ailes. Elles sont invisibles, sauf lorsqu’elles désirent qu’on les voit. Chaque fois qu’un adolescent ne veut plus de l’enfant qui est en lui, l’une d’elle chevauche des milliers de kilomètres, dans les airs, pour venir le chercher. La licorne prend l’enfant sur son dos, et pendant des jours et des nuits, elle chevauche les nuages, au-dessus des villes, des forêts et des océans, pour l’emmener sur l’île de l’enfance oubliée.

Très peu de gens connaissent l’existence de cette île d’exil. Gabrielle ignorait son existence, jusqu’au soir où on frappa à sa fenêtre alors qu’elle réfléchissait à sa table de travail.

Le travail de Gabrielle consiste à écrire, sur son ordinateur, des articles pour des journaux. Elle écrit presque tout le temps. Quand elle n’écrit pas, elle boit beaucoup d’alcool ; elle ne peut pas s’en empêcher. Avec ses vieux amis au restaurant, elle boit. Seule dans son petit appartement du dix-septième étage, elle boit. Du cognac et de l’armagnac, du vin, de la bière, et du whisky. Elle n’arrive pas à s’arrêter. De temps en temps, elle se sert un petit verre, et décide que ce sera le dernier verre d’alcool de sa vie. Une journée passe. Le soir suivant, avec un soupir, elle se ressert un petit verre en murmurant : c’est raté pour cette fois. Je n’ai pas arrêté.

Ce soir-là, elle travaillait à sa petite table de bois, en sirotant de l’armagnac, lorsqu’on frappa à sa fenêtre. Comme elle habitait au dix-septième étage d’un immeuble en béton, elle sursauta. Comment avait-on pu grimper si haut ? Apeurée, elle releva les yeux. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle vit, en suspension devant la vitre, une petite fille qui la regardait, assise sur une licorne volante.

Elle demeura quelques instants hébétée. Son regard oscillait entre les yeux de la fillette et ceux de la licorne. Elle crut qu’elle rêvait. La licorne voletait autour de la vitre, avec de très beaux mouvements d’ailes, chevauchée par l’enfant aux grands yeux. Gabrielle renonça à comprendre. Elle alla ouvrir la fenêtre.

- Je suis folle, pensa-t-elle. Je le savais déjà, d’ailleurs.

Lorsque la fenêtre fut grande ouverte, la licorne vint poser ses pattes sur le rebord. L’enfant tenait sa crinière d’une main.

- Bonjour Gabi, fit l’enfant.

- Bonjour, répondit Gabrielle.

- Hhmmmouahw, dit doucement la licorne.

- Bonjour… Lui dit Gabrielle en lui passant la main sur son museau. La licorne ferma les yeux de contentement.

« Je pensais que les licornes n’existaient pas », songeait Gabrielle en frissonnant ; elle contemplait le vide qui s’étendait au-dessous de la licorne et de sa petite cavalière. Dix-sept étages ! En bas, la ville paraissait minuscule, comme une miniature.

- Entrez, dit Gabrielle en ouvrant grand la fenêtre.

La licorne donna un coup d’aile, et bientôt elle posait délicatement ses pattes sur le carrelage de la pièce. La petite fille se laissa glisser à terre.

- Merci Licorne, dit-elle à l’étrange animal en lui pinçant la barbiche.

La licorne frotta sa tête contre l’épaule de la fillette et alla s’allonger sur le canapé. Elle prenait toute la place du canapé. Elle se blottit contre les coussins, se gratta les pattes avec sa corne, et ferma les yeux. Elle s’endormit.

- Si mes amis voyaient cela ! pensait Gabrielle. Mais elle parvint à surmonter sa stupéfaction et se dit que l’enfant devait avoir soif. Elle regarda dans sa cuisine.

- Ma pauvre enfant, je ne peux t’offrir que de l’eau. Car tu ne bois pas d’alcool, je suppose ? Non, bien sûr ! Cette petite a beau traverser la nuit à dos de licorne, elle doit boire du jus d’orange comme tous les enfants. Il n’y a que les vieilles alcooliques comme moi pour s’enfiler de l’armagnac toute la soirée…

Elle parlait tout haut, comme d’habitude, sans s’en rendre compte. La fillette l’écoutait. Elle vint se planter devant Gabrielle, et la contempla de ses grands yeux candides.

- Mais Gabi, dit la petite. Tu n’aimes pas l’alcool !

Gabrielle la considéra un instant, ne sachant que penser.

- Petite fille, comment sais-tu mon nom ? Et qui te dit que je n’aime pas l’alcool ?

- Tu ne me reconnais pas ? demanda la fillette, les larmes aux yeux. Pourquoi ne me reconnais-tu pas ? Je t’aime tant ! Tu m’as donc oubliée…

Sur les joues de la petite fille les larmes coulaient en cascade. Gabrielle, très émue, oublia l’étrangeté de la situation. Oui, bien sûr, elle connaissait cette petite fille. Mais elle ne parvenait plus à se souvenir de son nom, ni de l’endroit de leur rencontre. Elle la regardait pleurer avec une grande tristesse. Les yeux de la petite fille demeuraient grand-ouverts, dégoulinants de larmes. Soudain, Gabrielle sut qui était l’enfant. Elle faillit tomber ; elle vacilla, s’accrocha à une chaise et bégaya :

- Mais… Gabi ! Tu es Gabi ! Tu es… Tu es… L’enfant que j’étais il y a longtemps… Oh, Gabi ! Tu n’es donc pas morte ? Tu es revenue me voir ?

Elle prit la petite fille dans ses bras. Maintenant, c’était Gabrielle la grande qui sanglotait à chaudes larmes.

La petite fille lui essuyait les larmes en lui caressant les cheveux.

- Alors, tu es devenue alcoolique ? demanda-t-elle.

- Oui… Tu m’en veux ?

- Non, mais comment peux-tu boire de l’armagnac ? Je détestais l’odeur quand les grands en buvaient ! ! ! Tu manges toujours du chocolat, au moins ?

- Heu… Je… Je t’avoue que non. J’oublie d’en acheter.

- Mais enfin, j’adorais le chocolat ! Et les croissants ? Tu ne manges plus de croissants ?

- Ah, si, ça, je continue. En plus, maintenant je peux m’en acheter tous les matins avec mon argent. Tu sais que je suis journaliste ?

- Je voulais être écrivain !

- Si tu crois que c’est facile ! Et puis, quand on est journaliste, on écrit tous les jours, tu sais… Tiens, au moment où tu es arrivée, j’écrivais justement un papier sur cette stupide guerre qui commence et qui va tuer plein de gens.

- Je suis contente que tu n’aimes pas les guerres… Mais je voulais être écrivain, moi…

- Désolée Gabi. J’ai essayé… J’ai vraiment essayé…

La fillette baissa la tête. Elle avait l’air déçu et mécontent.

- Gabi, tu crois que c’est facile, la vie d’adulte ?

- …

- Je t’assure que rien n’est comme tu l’imaginais.

- Je sais… Je devine. C’est pour ça que tu bois, n’est-ce pas ?

- Peut-être…

- J’avais promis que je serais écrivain.

- Je me souviens… Je suis désolée, Gabi.

- Tu me fais rater ma promesse.

Et la petite fille cacha son visage entre ses mains pour ne pas montrer sa peine.

Gabrielle la serrait contre elle pour la consoler, mais elle sentait confusément que rien ne pouvait apaiser l’enfant qu’elle avait été.

Elle lui murmura :

- Cela fait si longtemps, si longtemps que tu n’étais plus là. Je ne t’ai jamais oublié, tu sais. Pendant toutes ces années, il n’y a pas une soirée où je n’ai pensé à toi.

La fillette releva la tête.

- C’est vrai ? Tu me le jures ?

- Je te le jure, répondit Gabrielle.

- Alors, écris-moi une histoire. Je veux que tu sois écrivain ; je l’avais promis.

- C’est vrai, tu l’avais promis.

- Tu dois tenir mes promesses. Si tu m’aimes.

- J’écrirai, Gabi, c’est sûr. Tu peux me croire.

Le visage de la fillette s’éclaira d’un sourire. La femme et la petite fille avaient presque le même sourire. Mais celui de la femme était plus doux, et celui de la fillette plus triste.

- Tu m’en veux ? murmura Gabrielle. Dis, Gabi, tu m’en veux ? De n’avoir pas écrit…

La fillette secoua la tête pour montrer qu’elle ne lui reprochait plus rien

- Tu vas le faire maintenant. Je suis contente d’être venue.

Gabrielle se sentit soulagée. La toute petite fille qu’elle avait été il y a bien longtemps, et dont elle ne se souvenait plus très bien, elle venait de la retrouver et de lui faire une promesse.

Maintenant, Gabi, l’enfant, se faufilait hors des bras de Gabrielle.

- Fais-moi visiter ta maison.

- D’accord, dit Gabrielle.

La licorne dormait toujours sur le canapé. Gabrielle prit la main de la petite fille dans la sienne. Elle lui montra sa chambre.

- Oh, c’est drôle ! dit l’enfant dans un éclat de rire. Elle est aussi en désordre que la mienne !

- Et oui, dit Gabrielle. Je ne range pas mieux que toi.

Elles riaient toutes les deux. L’enfant voulut voir la salle de bains, qu’elle trouva très jolie, avec son carrelage bleu et blanc.

- Je suis contente que tu aies une maison comme ça. J’en rêvais.

Gabrielle fut très heureuse de ce compliment. Elle avait eu peur que la fillette lui reproche sa façon d’arranger son appartement.

- Veux-tu dîner avec moi ce soir ? Je cuisine très mal, mais…

- Gabi, voyons ! je ne mange plus depuis longtemps, s’écria la petite Gabi, et elle éclata d’un rire cristallin. Je suis ton enfance ! C’est toi qui manges.

- Ah, oui, c’est vrai, marmonna Gabrielle, qui ne comprenait pas très bien.

- Moi, je vis sur l’île des enfants oubliés et je t’envoie des rêves, la nuit, pour te faire un beau sommeil. Malheureusement, parfois tu ne comprends pas mes rêves, et ça te fait des cauchemars. Depuis longtemps, je sentais que cela n’allait pas très bien dans ta vie. Alors j’ai demandé à la licorne de m’amener jusqu’à toi. Elle est belle ma licorne, n’est-ce pas ?

- Elle est magnifique. Elle est à toi ?

- Bien sûr. Tous les enfants ont une licorne et toutes les licornes ont un enfant. Elle est ma meilleure amie et nous sommes toujours ensemble sur l’île.

A ce moment, la licorne s’éveilla Elle étira ses quatre pattes sur le canapé, ses griffes déchirèrent les coussins. Quand elle fut bien éveillée elle sauta à terre. Ses pattes glissèrent sur le carrelage et elle faillit tomber. Elle se posta devant les deux Gabi, comme pour dire :

- Je suis prête !

Alors Gabi la petite caressa sa douce corne bleutée.

- Oui, ma licorne, dit-elle à la licorne. Je vais monter sur ton dos, nous chevaucherons les océans de nuages au milieu des oiseaux, et tu me ramèneras sur l’île de l’enfance oubliée. Et toi, Gabi, dit-elle à la grande Gabi, Tu vas tenir tes promesses ?

- Je ne sais pas si je vais réussir à arrêter de boire, répondit Gabi. Mais je te jure de manger plein de chocolat, et d’écrire une histoire.

Comme la licorne s’impatientait, la petite sauta sur son dos. La licorne sauta par la fenêtre. Au fond de la nuit, la lune souriait. La petite fille s’exclama :

- Oh ! Regarde la lune, elle sourit ! Licorne, emmène-moi dire bonjour à la lune.

La licorne balança sa tête pour dire oui, et s’élança dans le ciel.

- Je reviendrai lire ton histoire ! cria Gabi à Gabrielle.

Gabrielle lui fit de grands signes de la main, tandis que le vent de la nuit faisait danser ses cheveux.

- Si un jour tu reviens, je te lirai mon histoire, murmura-t-elle en fermant la fenêtre. Mais ne sois pas étonnée si cela parled’une petite enfant d’il y a très longtemps et d’une licorne qui chevauche les nuages.

 

Edith de CL - 2006

 


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